7
La colline était boueuse et il faisait froid. Mais Marklin n’avait jamais fait cette ascension, hiver comme été, sans y prendre du plaisir. Il adorait se tenir sur Wearyall Hill, près de la Sainte Épine, et admirer en bas la ville pittoresque de Glastonbury. Le paysage alentour était d’un vert tendre et printanier.
Marklin avait vingt-trois ans, des cheveux blonds, des yeux bleu pâle et une peau claire. Il portait un imperméable doublé de laine, des gants de cuir et une casquette de laine qui lui allait bien et le réchauffait bien plus qu’on n’aurait pu s’y attendre.
Il avait dix-huit ans lorsque Stuart l’avait amené ici pour la première fois avec Tommy. Tous deux étudiants à Oxford, ils vénéraient Stuart et buvaient ses moindres paroles.
Durant toutes leurs études à Oxford, ils étaient régulièrement venus dans cet endroit. Ils prenaient des petites chambres confortables à l’hôtel George and Pilgrims, se promenaient dans High Street et écumaient les librairies et les boutiques vendant des cristaux et des tarots. Ils discutaient à voix basse de leurs recherches secrètes, de leur approche scientifique de certains sujets que d’autres qualifiaient de purement mythologiques.
Ils étaient impatients de décoder le passé avec tous les moyens à leur disposition. Et Stuart, qui leur avait enseigné les langues anciennes, était leur prêtre, leur lien magique avec un véritable sanctuaire : la bibliothèque et les archives du Talamasca.
L’année précédente, après la découverte de Tessa, c’était sur Glastonbury Tor que Stuart leur avait avoué :
— Vous réunissez tout ce que j’ai toujours rêvé de trouver chez un étudiant, un élève ou un novice. Vous êtes les premiers à qui j’ai réellement envie de transmettre toutes mes connaissances.
Marklin avait pris cela comme un honneur suprême, plus important que les honneurs qu’il avait reçus à Eton et à Oxford.
Ce moment avait été encore plus merveilleux que son entrée dans l’ordre. Rétrospectivement, cette intronisation n’avait eu d’autre valeur que celle que Stuart y avait attachée. Stuart avait vécu toute sa vie comme membre du Talamasca et allait bientôt mourir, comme il se plaisait à le répéter, entre ses murs.
Le vieil homme, âgé maintenant de quatre-vingt-sept ans, était l’un des plus vieux membres actifs de l’ordre, si enseigner les langues pouvait être considéré comme de l’action. Il ne parlait jamais de sa mort de façon romantique ou mélodramatique et rien ne venait altérer sa sérénité.
— Si un homme de mon âge, qui a encore toute sa tête, n’est pas courageux face à la mort, n’est pas curieux et même impatient de voir ce qui va se passer, eh bien, il a gâché sa vie. C’est un abruti.
Même la découverte de Tessa ne lui avait pas donné l’envie de prolonger le temps qu’il lui restait à vivre. Son dévouement envers elle ne pouvait s’entacher d’une telle mesquinerie. Marklin redoutait davantage que lui la mort de Stuart. Et il avait compris qu’il était allé trop loin avec Stuart, qu’il allait devoir le regagner à sa cause. Que la mort de Stuart les sépare était inévitable, mais le perdre avant était impensable.
— Vous vous tenez sur la terre sacrée de Glastonbury, leur avait-il annoncé le jour où tout avait commencé. Qui est enterré sous cette butte ? Arthur lui-même ou seulement quelques celtes anonymes qui nous ont laissé des pièces de monnaie, des armes et des bateaux sur lesquels ils parcouraient les mers et ont créé l’île d’Avalon ? Nous ne le saurons jamais. Mais il est des secrets que nous pouvons percer et leurs implications sont si vastes, si révolutionnaires et sans précédent qu’elles méritent notre allégeance à l’ordre et tous les sacrifices que nous devrons faire. Sinon, nous serions des menteurs.
Stuart menaçait maintenant d’abandonner Marklin et Tommy ; il était furieux contre eux. Il n’avait pas été nécessaire de lui révéler tous les points de leur plan. Mais Marklin se rendait compte que son refus de prendre l’entière direction des opérations avait causé une rupture. Stuart avait Tessa… Et il avait clairement exprimé ce qu’il voulait. Lui avouer ce qu’il s’était réellement passé avait été une erreur, un manque de maturité de la part de Marklin. Son grand attachement à Stuart l’avait poussé à tout lui raconter.
Il fallait regagner Stuart à sa cause. Il avait accepté ce rendez-vous, ce qui était bon signe. Il était probablement déjà là et, selon son habitude, visitait Chalice Well avant de pousser jusqu’à Wearyall Hill et de les rejoindre sur la butte. Marklin savait que Stuart l’aimait beaucoup. En faisant preuve de ferveur, d’honnêteté et de poésie, il réparerait les dégâts.
Sa vie ne faisait que commencer et cette aventure n’était que la première d’une longue série. Aucun doute là-dessus. Il trouverait les clés menant au tabernacle, la carte du trésor, la formule de la potion magique. Mais échouer dans cette toute première quête serait, psychologiquement une catastrophe. Il ne baisserait pas les bras, certes, mais il supporterait mal qu’un échec vienne interrompre les succès qu’il avait enchaînés jusqu’ici.
Je dois gagner, toujours gagner. Je ne dois jamais rien tenter que je ne puisse réussir. C’était sa ligne de conduite et il ne s’en était jamais écarté.
Quant à Tommy, il s’était toujours montré loyal envers les serments qu’ils avaient prêtés tous trois, loyal envers le concept et la personne de Tessa. Aucun souci de ce côté. Complètement absorbé par ses recherches informatiques, ses chronologies et ses graphiques de haute précision, Tommy ne représentait aucun danger. Ce n’était pas lui qui prenait les décisions et il ne les remettait jamais en question.
Sur le fond, Tommy n’avait pas changé. Il était resté tel que Marklin l’avait connu et aimé dans leur enfance, un collectionneur, un archiviste, un enquêteur appliqué. Sans Marklin, Tommy n’existerait pas. Ils s’étaient rencontrés à l’âge de douze ans dans une pension américaine. La chambre de Tommy était remplie de fossiles, de cartes, d’ossements d’animaux, de matériel informatique et d’une foule de bouquins de science-fiction.
Marklin avait toujours pensé qu’il passait aux yeux de Tommy pour un de ces personnages de romans fantastiques que, personnellement, il détestait, et qu’en entrant dans sa vie il avait permis à son ami de pénétrer lui-même dans un de ces livres. Tommy était d’une loyauté sans faille. Les années où Marklin avait eu envie de liberté, Tommy était resté trop proche, toujours à disposition. Pour respirer un peu, Marklin lui avait assigné des tâches qui l’éloignaient et Tommy n’en avait jamais souffert.
Il commençait à faire froid, mais c’était sans importance.
Glastonbury était pour lui un lieu sacré même s’il n’accordait aucun crédit aux croyances qui s’y rattachaient.
Chaque fois qu’il se rendait à Wearyall Hill, avec la dévotion d’un moine, il revoyait Joseph d’Arimathie planter sa houlette à cet endroit. Peu lui importait que la Sainte Épine d’aujourd’hui ne fût qu’un scion de l’arbre d’origine. Ce détail, comme les autres, ne signifiait rien pour lui. Ce genre d’endroit provoquait chez lui un enthousiasme qui servait son dessein, un renouveau religieux, s’il en était, qui renforçait ses convictions et le renvoyait dans le monde sans aucun ménagement.
Les choses avaient mal tourné. Des hommes dont l’innocence et la valeur auraient mérité plus de justice avaient été sacrifiés. Mais ce n’était pas entièrement sa faute. Et l’enseignement qu’il en tirait était que, finalement, tout cela était sans importance.
Le moment est venu d’instruire mon propre maître, se dit-il. À des kilomètres de la maison mère, cette rencontre en plein air, sous le prétexte d’observer un rituel remontant à de nombreuses années, nous réunira à nouveau tous les trois. Rien n’est perdu. Il suffit de convaincre Stuart de profiter des récents événements.
Tommy était arrivé.
Il arrivait toujours le deuxième. Marklin vit l’antique roadster de son ami ralentir en descendant High Street et se garer. Tommy claqua la portière, omit de la verrouiller, comme à son habitude, puis commença à gravir la colline.
Et si Stuart ne se montrait pas ? Et s’il avait décidé de laisser tomber ses disciples ? Impossible.
Il devait être au puits. Il ne manquait jamais d’y boire en arrivant et en repartant. Ses pèlerinages répondaient à un rite aussi immuable que chez les druides. Les déplacements de Stuart étaient invariablement ponctués de lieux saints. C’était une habitude que Marklin trouvait aussi attendrissante que la façon de s’exprimer de son maître. Stuart disait avoir « consacré » les deux jeunes gens à une vie de ténèbres en leur faisant pénétrer « le mystique et le mythe afin de toucher du doigt le cœur même de l’horreur et de la beauté ».
La pureté de la poésie. C’était avec les mêmes armes, métaphores et nobles sentiments qu’il allait falloir convaincre Stuart.
Tommy avait presque atteint l’arbre. Il marchait avec précaution pour ne pas déraper et tomber dans la boue. C’était arrivé une fois à Marklin, bien des années auparavant, au tout début de leurs pèlerinages. Il avait dû rester toute une soirée à l’hôtel pendant qu’on lui nettoyait ses vêtements.
Mais cela avait eu du bon : vêtu d’une robe de chambre d’emprunt, il avait passé une merveilleuse soirée à discuter avec Stuart, tous deux rêvant de monter en pleine nuit sur la butte et de communier avec l’esprit du roi endormi.
Bien entendu, à aucun moment Marklin n’avait cru que le roi Arthur dormait sous la butte de Glastonbury. Dans le cas contraire, il aurait pris une pelle et creuse.
Ce n’est qu’arrivé à un certain âge que Stuart avait acquis la certitude qu’un mythe n’était intéressant que s’il reposait sur un fond de vérité et que celle-ci pouvait non seulement être découverte mais également prouvée.
Ces érudits avaient tous le même défaut : pour eux, les paroles et les faits finissaient toujours par se confondre. Et c’était précisément la cause de la confusion d’aujourd’hui. Stuart, à quatre-vingt-sept ans, venait de faire sa première incursion dans la réalité.
Une réalité sanglante.
Tommy fut enfin près de Marklin. Il souffla sur ses doigts engourdis par le froid et prit ses gants dans sa poche. C’était bien lui, ça. Il avait gravi la colline les mains nues et n’avait songé à ses gants qu’en apercevant ceux de Marklin, qu’il lui avait offerts des années auparavant.
— Où est Stuart ? demanda Tommy. Ah oui ! mes gants.
Il fixait Marklin de ses grands yeux, derrière ses lunettes à verres ronds, ses cheveux roux coupés court à la façon d’un avocat ou d’un banquier.
— Mes gants, je sais. Où est-il ?
Marklin s’apprêtait à lui dire que Stuart n’était pas venu lorsqu’il le vit sortir de sa voiture, qu’il avait amenée aussi près que possible de la colline. Cela ne lui ressemblait guère.
Sinon, il était toujours le même : grand, mince dans son pardessus familier, la même écharpe de cachemire autour du cou et flottant au vent derrière lui, le visage émacié, comme sculpté dans le bois. Comme d’habitude, sa chevelure grise ressemblait à un nid d’oiseaux. Il n’avait guère changé en dix ans.
Tout en approchant, il fixait Marklin. Tommy fit un pas de côté et Stuart se planta à deux mètres d’eux, les poings serrés, l’air ulcéré.
— Vous avez tué Aaron ! explosa-t-il. Vous l’avez tué ! Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?
Marklin était sans voix. Toute sa confiance et les belles paroles qu’il avait préparées s’étaient envolées. Il tenta de maîtriser le tremblement de ses mains. Il savait que, s’il parlait, sa voix serait frêle et dénuée de toute autorité. Il ne supportait pas que Stuart soit en colère, et même déçu.
— Seigneur ! Qu’avez-vous fait ? Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir mettre ce projet à exécution ? Je suis un misérable.
Marklin avala sa salive, incapable de prononcer un mot.
— Toi, Tommy, comment as-tu pu te laisser entraîner ? Et toi. Mark. C’est toi qui es à l’origine de tout cela !
— Stuart, écoutez-moi, plaida Marklin.
— T’écouter ? éructa Stuart en s’approchant, les mains enfouies dans ses poches. T’écouter ? Laisse-moi te poser une question, mon brillant jeune ami, mon espoir déçu. Qu’est-ce qui t’empêche de me tuer, moi, comme tu l’as fait pour Aaron et Yuri Stefano ?
— Mais je l’ai fait pour vous, insista Marklin. Laissez-moi vous expliquer, au moins. Ce n’est que la récolte des graines que vous avez semées lorsque nous avons commencé cette entreprise. Il fallait réduire Aaron au silence. C’est par pure chance qu’il n’est pas retourné à la maison mère alors qu’il en avait l’ordre. Il l’aurait fait un jour ou l’autre. Et Yuri Stefano aussi. Sa visite à Donnelaith était pur hasard. Il aurait aussi bien pu aller directement de l’aéroport à la maison mère.
— C’est un point de détail, repartit Stuart en faisant un pas vers eux.
Tommy restait immobile, les cheveux ébouriffés par le vent, les yeux clignant derrière ses lunettes. Une épaule tout contre le bras de Marklin, il ne quittait pas Stuart du regard.
Stuart était hors de lui.
— Tu parles d’opportunité mais tu oublies les questions de vie et de mort, mon élève. Comment as-tu pu ? De quel droit as-tu mis fin à la vie d’Aaron ?
Sa voix lui manqua. Son chagrin était aussi fort que sa rage.
— Si je le pouvais, je te détruirais, Mark. Mais j’en suis incapable. Et j’ai eu le tort de croire que tu l’étais aussi.
— Stuart, ce sacrifice en valait la peine.
Stuart était horrifié. Mais Marklin n’avait d’autre solution que de se lancer. Il aurait fallu que Tommy dise quelque chose.
— J’ai simplement éliminé ceux qui auraient pu nous empêcher de poursuivre. C’est tout, Stuart. Vous avez de la peine pour Aaron parce que vous le connaissiez.
— Ne sois pas stupide, Mark ! J’ai de la peine parce qu’un innocent a perdu la vie et j’ai de la peine à cause de ta monstrueuse stupidité. Tu crois vraiment que l’ordre va laisser impuni le meurtre d’un homme comme celui-là ? Tu crois connaître le Talamasca. Tu crois que ton jeune esprit étriqué a tout compris en quelques années. Tout ce que tu as fait, en réalité, c’est découvrir les faiblesses de son organisation. On peut vivre toute sa vie au sein du Talamasca sans le connaître. Aaron était mon frère. Tu as tué mon frère et tu m’as trahi ! Tu as trahi Tommy et tu t’es trahi toi-même. Sans oublier Tessa.
— Non, répondit Mark. Vous êtes à côté de la vérité et vous le savez très bien. Regardez-moi dans les yeux, Stuart. Vous m’avez chargé d’amener Lasher ici, vous m’avez fait sortir de la bibliothèque pour m’occuper de cette affaire. Et Tommy aussi. Vous croyez que vous auriez pu orchestrer tout cela sans nous ?
— Tu oublies un point crucial, Mark. Tu as échoué. Tu n’as pas pu sauver le Taltos pour le ramener ici. Tes soldats se sont fait avoir et on peut en dire autant du général que je suis.
— Stuart, un peu d’indulgence, intercéda Tommy de son ton neutre habituel. Il était évident dès le premier jour que nous ne pourrions rien accomplir sans que quelqu’un le paie de sa vie.
— Tu ne m’en as jamais parlé, Tommy.
— Rappelez-vous, vous nous avez dit de neutraliser Yuri et Aaron pour qu’ils ne s’en mêlent pas et d’effacer toute trace de la naissance du Taltos dans la famille Mayfair. La façon dont nous avons procédé était la seule possible. Nous n’avons rien à nous reprocher. Notre quête prime sur tout le reste.
Marklin essayait désespérément de retenir un soupir de soulagement.
Le regard de Stuart passa de Tommy à Marklin, puis sur le paysage de collines verdoyantes et enfin sur le sommet de Glastonbury Tor. Il se retourna face à la butte et leva la tête comme pour communier avec quelque divinité.
Marklin s’approcha de lui et posa les mains sur ses épaules. Il était bien plus grand que Stuart, qui s’était un peu tassé avec l’âge. Il se pencha vers son oreille.
— Stuart, nous avons atteint le point de non-retour lorsque nous nous sommes débarrassés du chercheur. Quant au médecin…
— Non, l’interrompit Stuart avec force hochements de tête, les yeux toujours rivés sur la butte. Ces morts auraient pu être imputées au Taltos lui-même, tu ne comprends pas ? C’était toute la beauté de la chose. Le Taltos aurait éliminé les deux hommes qui auraient pu mal utiliser les révélations qui leur avaient été faites.
— Stuart, dit Mark, heureux que le vieil homme n’ait pas tenté de se dégager au contact de ses mains. Vous devez comprendre qu’Aaron est devenu notre adversaire lorsqu’il est devenu l’adversaire officiel du Talamasca.
— Adversaire ? Aaron n’a jamais été l’adversaire du Talamasca ! Votre fausse excommunication lui a brisé le cœur.
— Stuart, plaida Marklin. Avec le recul, je comprends que l’excommunication a été une erreur. Mais c’est la seule.
— Nous n’avions pas le choix, ajouta Tommy d’une voix étale. C’était soit ça, soit risquer d’être découverts à tout moment. J’ai fait ce que j’avais à faire et avec toute la conviction voulue. Je ne pouvais pas continuer cette fausse correspondance entre Aaron et les Aînés. C’était beaucoup trop.
— Je l’admets, dit Marklin, c’était une erreur. Seule sa loyauté envers l’ordre aurait pu obliger Aaron à tenir sa langue sur ce qu’il avait vu ou soupçonné. Nous sommes tous les trois responsables de cette erreur, Stuart. Nous n’aurions pas dû nous aliéner Aaron et Yuri Stefano mais renforcer notre prise sur eux, mieux jouer la partie.
— Les choses étaient déjà suffisamment compliquées, dit Stuart. Je vous préviens, tous les deux. Tommy, viens ici ! Ne vous en prenez pas à la famille Mayfair. Vous avez fait assez de mal en détruisant le meilleur homme que j’aie jamais connu. Et le résultat obtenu est si dérisoire que le ciel se vengera. Je vous le répète, ne touchez pas à la famille Mayfair.
— Je crains que ce ne soit un peu tard, dit Tommy. Aaron Lightner venait d’épouser Béatrice Mayfair. De plus, il était si proche de Michael Curry et, en fait, de tout le clan, que ce mariage était à peine nécessaire pour le faire entrer dans la famille. Mais il y a eu mariage et, dans cette famille, ce sacrement est un lien sacré, nous le savons. Il était devenu l’un d’entre eux.
— Je prie le ciel pour que tu te trompes, rétorqua Stuart. Attirez-vous les foudres des sorcières Mayfair et Dieu lui-même ne pourra rien pour vous.
— Stuart, si nous parlions de la suite des événements, maintenant ? demanda Marklin. Allons à l’hôtel.
— Sûrement pas. Là où tout le monde pourrait nous entendre ? Tu n’y songes pas ?
— Emmenez-nous voir Tessa, alors. Nous discuterons là-bas, insista Marklin.
C’était le moment ou jamais, mais il regretta d’avoir prononcé le nom de Tessa.
Stuart les regardait toujours avec réprobation et dégoût. Tommy était immobile, ses mains gantées serrées devant lui, le haut de son col relevé masquant sa bouche et ne laissant rien voir d’autre que son regard imperturbable.
Marklin se sentait au bord des larmes mais, à sa connaissance, il n’avait pas pleuré une seule fois de sa vie.
— Ce n’est peut-être pas le bon moment, hasarda-t-il.
— Il vaudrait peut-être mieux que vous ne la revoyiez jamais, dit Stuart d’une toute petite voix pensive.
— Vous n’êtes pas sérieux ? dit Mark.
— Si je vous amène jusqu’à Tessa, qu’est-ce qui vous empêchera de vous débarrasser de moi ?
— Oh, Stuart ! Vous êtes vraiment dur avec nous. Nous avons des principes mais nous sommes entièrement dévoués à une cause commune. Aaron devait mourir. Et Yuri aussi. De toute façon, il n’a jamais réellement appartenu à l’ordre. Il est parti sans se retourner.
— Oui, et vous non plus vous n’êtes pas vraiment membres.
Son attitude s’était durcie.
— Nous vous sommes dévoués et l’avons toujours été, dit Marklin. Stuart, nous perdons un temps précieux. Gardez Tessa pour vous, si vous le voulez, mais vous n’ébranlerez pas ma foi en elle, ni celle de Tommy. Et nous continuerons d’avancer vers notre objectif. Il ne peut en être autrement.
— Et quel est cet objectif ? Lasher a disparu comme s’il n’avait jamais existé. Ou doutez-vous des paroles d’un homme qui a suivi Yuri par monts et par vaux uniquement pour l’abattre ?
— Lasher appartient au passé, maintenant, dit Tommy. Je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus. Ce que Lanzing a vu ne saurait être interprété différemment. Mais Tessa est entre vos mains, aussi réelle que le jour où vous l’avez découverte.
Stuart hocha la tête.
— Tessa est réelle, et seule, comme elle l’a toujours été. L’union n’aura pas lieu et mes yeux se fermeront avant d’avoir assisté au miracle.
— Stuart, rien n’est perdu, intervint Marklin. La famille, les sorcières Mayfair…
— Oui, s’écria Stuart en haussant la voix, et si vous les touchez, elles vous détruiront. Vous avez complètement oublié mon tout premier avertissement. Les sorcières Mayfair l’emportent toujours sur ceux qui s’en prennent à elles. Elles l’ont toujours fait.
Ils se turent un instant.
— Elles nous détruiront, Stuart ? interrogea Tommy. Pas vous ?
Stuart était désespéré. Ses cheveux blancs balayés par le vent ressemblaient à une crinière de clochard mal peignée. Il regarda le sol à ses pieds. Son nez crochu luisait comme un morceau de cartilage poli. C’était un aigle, oui, mais pas un vieil aigle.
Marklin craignait pour sa santé, avec ce vent froid. Les yeux de son maître étaient rouges et pleuraient. De ses tempes partaient des veines bleues formant une carte. Stuart tremblait de tous ses membres.
— Tu as raison, Tommy, dit enfin l’octogénaire. Les Mayfair nous détruiront tous les trois. C’est l’évidence. (Il regarda Marklin droit dans les yeux.) Quel est le plus terrible dans toute cette histoire, à votre avis ? D’avoir perdu Aaron ? De ne pas réussir à unir le mâle et la femelle Taltos ? De ne pas pouvoir remonter la chaîne jusqu’à la source de ce phénomène ? Que vous soyez désormais maudits pour le mal que vous avez fait tous les deux ? Que je vous aie perdus ? Oui, laissons les sorcières Mayfair nous détruire, ce ne sera que justice.
— Non, je refuse cette justice-là, dit Tommy. Stuart, vous ne pouvez pas nous laisser tomber.
— Vous ne pouvez pas vous résigner à la défaite, insista Marklin. De toute façon, les sorcières Mayfair peuvent encore avoir un Taltos.
— Dans trois cents ans, peut-être, dit Stuart.
— Ecoutez-moi, je vous en prie, implora Marklin. L’esprit Lasher connaissait son passé et savait ce qu’il pouvait devenir. Ce qui s’est produit avec les gènes de Rowan Mayfair et de Michael Curry ne pouvait se faire qu’avec sa volonté et pour servir son dessein. Or, nous aussi nous savons tout cela et les sorcières également. Pour la première fois de leur histoire, elles savent à quoi sert la double hélice. Et leurs connaissances valent celles de Lasher.
Stuart n’avait rien à répondre. Il n’avait même jamais envisagé la question sous cet angle. Il dévisagea longuement Marklin, puis lui demanda ;
— Vous en êtes certains ?
— Elles savent et elles ont la puissance, répondit Tommy. Dans l’hypothèse d’une naissance, leur pouvoir de télékinésie sera d’une aide précieuse.
— Le fameux savant, ajouta Marklin avec un sourire triomphant.
La tendance s’inversait, il le sentait, il le voyait dans les yeux de Stuart.
— Et il ne faut pas oublier que l’esprit était nébuleux et maladroit, poursuivit Tommy. Alors que ce n’est pas le cas des sorcières, même les plus naïves d’entre elles.
— C’est une pure hypothèse, Tommy.
— Stuart, dit Marklin, nous sommes allés trop loin pour renoncer.
— Autrement dit, reprit Tommy, ce que nous avons déjà accompli est loin d’être négligeable. Nous avons pu vérifier l’incarnation du Taltos et si nous pouvions mettre la main sur les notes prises par Aaron avant son décès nous pourrions vérifier ce que nous soupçonnons tous, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas d’une incarnation mais d’une réincarnation.
— Je sais très bien ce que nous avons accompli, rétorqua Stuart. Du bon et au mauvais. Inutile de faire un récapitulatif à mon intention, Tommy.
— C’était juste pour clarifier la situation. Maintenant, les sorcières connaissent tous les vieux secrets de façon très concrète et croient au miracle physique lui-même. C’est l’opportunité la plus intéressante que nous ayons eue jusqu’à présent.
— Stuart, faites-nous confiance, dit Marklin.
Stuart regarda les deux hommes l’un après l’autre.
Marklin vit jaillir une étincelle dans ses yeux.
— Stuart, insista-t-il, il n’y aura plus de morts. Et tous ceux qui nous ont aidés à leur insu peuvent être écartés sans jamais connaître les tenants et les aboutissants de l’affaire.
— Et Lanzing ? Il faut qu’il sache tout.
— Lanzing n’était qu’un exécutant, répliqua Marklin. De toute façon, il est mort.
— Nous ne l’avons pas tué, expliqua Tommy. Une partie de ses restes a été retrouvée dans la lande de Donnelaith. Son arme avait tiré deux cartouches.
— Une partie de ses restes ?
Tommy haussa les épaules.
— Les animaux sauvages…
— Alors, rien ne dit que Yuri soit mort ?
— Il n’est jamais retourné à l’hôtel et personne n’a réclamé ses effets personnels. Yuri est mort, Stuart. Les deux balles lui étaient destinées. Ce que nous ignorons, c’est comment et pourquoi Lanzing est mort. Il a peut-être été attaqué par un animal.
— Vous voyez, Stuart, dit Marklin. À part le fait que le Taltos nous a échappé, tout a marché à merveille. Nous pouvons nous concentrer maintenant sur les sorcières Mayfair. Nous n’avons plus besoin de l’ordre. Si quelqu’un découvre notre méthode d’interception, il ne pourra jamais remonter jusqu’à nous.
— Je n’ai pas peur des Aînés, et vous ?
— Il n’y a aucune raison de les craindre, dit Tommy. L’interception fonctionne à la perfection.
— Stuart, nous avons tiré des enseignements de nos erreurs, dit Marklin. Mais le résultat est là : tous les gêneurs sont éliminés.
— Épargnez-moi ce genre de constatation, je vous en prie. Et notre supérieur général, qu’est-ce que vous en faites ?
Tommy haussa les épaules.
— Marcus ne sait rien, à part qu’il va bientôt pouvoir prendre sa retraite avec une petite fortune en poche. Il ne pourra jamais remettre toutes les pièces du puzzle en place. Personne ne le pourra. Toute la beauté de notre plan est là.
— Il nous faut quelques semaines tout au plus, dit Marklin. Pour organiser notre protection.
— Et encore… dit Tommy. Il suffit de supprimer les moyens d’interception que nous avons mis en place. Nous savons tout ce que sait le Talamasca sur la famille Mayfair.
— Comme vous y allez ! rétorqua Stuart. Et vos fausses communications ? Quelqu’un pourrait les découvrir.
— Nos fausses communications, rectifia Tommy. Au pis, il y aura une enquête, mais nous n’apparaissons nulle part. Nous devons reprendre notre rôle de novices loyaux afin d’écarter tout soupçon.
Tommy lança un regard vers Marklin. Ça marchait. L’attitude de Stuart avait changé. Il recommençait presque à donner des ordres.
— Tout est électronique, expliqua Tommy. Il n’existe aucune preuve matérielle de quoi que ce soit, à part quelques papiers qui se trouvent dans mon appartement de Regent’s Street. Mark, vous et moi sommes les seuls au courant.
— Stuart, nous avons besoin de vous, plaida Marklin. Nous entrons dans la phase la plus passionnante de toute cette histoire.
— Silence ! intima Stuart. Laissez-moi réfléchir. Je dois décider si vous êtes à la hauteur.
— Allez, Stuart. Nous sommes jeunes et courageux. Stupides, certes, mais audacieux et déterminés.
— Ce que veut dire Mark, intervint Tommy, c’est que la situation est on ne peut plus favorable. Lanzing a tué Yuri puis il est mort. Stolov et Norgan ne sont plus. Ils nous dérangeaient et en savaient trop. Les hommes engagés pour tuer les autres ne nous connaissent pas. Et nous revoici à l’endroit même où tout a commencé, à Glastonbury.
— Et nous avons Tessa. Nous sommes les trois seuls à le savoir.
— Tout cela n’est que rhétorique, dit Stuart.
— La poésie est vérité, Stuart, dit Marklin. C’est la forme la plus pure de la vérité et la rhétorique est son attribut.
Il y eut un silence. Il fallait que Marklin amène Stuart à descendre la colline. Il passa un bras autour de ses épaules et, à son grand soulagement, le vieil homme se laissa faire.
— Allons dîner, Stuart. Nous avons faim et froid.
— Si nous devions le refaire, dit Tommy, nous le ferions mieux. Nous n’aurions pas dû prendre ces vies. Le défi aurait été encore plus beau si nous avions poursuivi notre but sans faire de victimes.
Stuart semblait perdu dans ses pensées. Un vent mordant se leva et Marklin frissonna. S’il avait si froid, qu’est-ce que ça devait être pour Stuart ? Il fallait rentrer à l’hôtel et rompre le pain ensemble.
— Vous savez, Stuart, nous ne sommes pas nous-mêmes, dit Marklin. Lorsque nous sommes réunis tous les trois, nous formons une personne qu’aucun de nous ne connaît réellement. Une sorte de quatrième entité à laquelle nous devrions donner un nom car elle représente davantage que nous trois pris collectivement. Nous devrions peut-être essayer de mieux la contrôler. Mais la détruire maintenant ? Non, nous ne le pouvons pas, Stuart. Ce serait nous trahir les uns les autres. C’est une vérité difficile à accepter, mais la mort d’Aaron est insignifiante.
Il venait d’abattre sa dernière carte. Il avait donné son argument le plus subtil mais aussi le plus implacable, là, dans le vent, sans avoir vraiment réfléchi, en se laissant guider par son instinct. Finalement, il regarda son mentor, puis son ami, et constata que sa plaidoirie les avait impressionnés. Au-delà de ses espérances, peut-être.
— Oui, c’est cette quatrième entité, comme tu l’appelles, qui a tué mon ami, dit calmement Stuart. Tu as raison sur ce point. Et nous savons que le pouvoir et l’avenir de cette entité sont inimaginables.
— C’est exactement ça, murmura Tommy.
— Mais la mort d’Aaron est horrible. Ne m’en parlez plus jamais, je vous l’interdis formellement. Et je vous interdis également de l’évoquer devant qui que ce soit.
— D’accord, approuva Tommy.
— Mon innocent ami, dit Stuart, qui ne cherchait qu’à aider la famille Mayfair…
— Personne n’est vraiment innocent au Talamasca, dit Tommy.
Stuart eut l’air étonné, puis fâché, puis sensible à la simplicité de cette affirmation.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que la connaissance opère obligatoirement un changement chez ceux qui la possèdent. Une fois que l’on sait, on agit en fonction de cette connaissance, qu’il s’agisse de la garder pour soi ou de la transmettre à d’autres qui, à leur tour, seront changés. Aaron le savait. Le Talamasca est mauvais de nature. C’est le prix qu’il doit payer pour ses bibliothèques, ses archives et ses dossiers informatiques. Un peu comme Dieu, je dirai. Il sait que, parmi ses créatures, certaines souffriront et d’autres triompheront, mais il ne leur dit pas ce qu’il sait. Le Talamasca est encore plus mauvais que l’Être suprême mais il ne crée rien.
C’est tellement vrai, se dit Marklin. Jamais il n’aurait osé le formuler à voix haute par peur de la réaction de Stuart.
— Tu as peut-être raison, dit Stuart d’une voix faible.
Il semblait défait, pour ne pas dire désespéré.
— C’est un sacerdoce stérile, reprit Tommy, la voix dénuée de toute émotion. Les érudits n’étudient que pour étudier.
— N’en dis pas davantage, je t’en prie.
— Alors, parlons de nous. Nous ne sommes pas stériles. Nous assisterons à l’union sacrée et nous entendrons les voix de la mémoire.
— Oui, renchérit Marklin. Nous sommes les vrais prêtres, les médiateurs entre la terre et les forces de l’inconnu. Nous possédons les paroles et le pouvoir.
Autre silence.
La partie était gagnée. Restait à convaincre les autres de descendre de cette colline pour retrouver la chaleur de l’hôtel George and Pilgrims, une bonne soupe chaude, une bière et un bon feu dans la cheminée.
— Et Tessa ? demanda Tommy. Comment ça se passe ?
— Toujours pareil, répondit Stuart.
— Sait-elle que le Taltos mâle est mort ?
— Elle ne savait même pas qu’il était vivant.
— Ah !
— Allez, dit Marklin, retournons à l’hôtel et faisons un bon dîner.
— Oui, ajouta Tommy. Nous avons bien trop froid pour parler davantage.
Ils entamèrent la descente, Tommy et Marklin soutenant Stuart pour qu’il ne glisse pas dans la boue. Lorsqu’ils arrivèrent à la voilure de Stuart, ils décidèrent de rentrer tous les trois en voiture plutôt que de marcher.
— Tout cela est très bien, dit Stuart en tendant ses clés à Marklin, mais je veux aller à Chalice Well avant de repartir.
— Pour quoi faire ? interrogea Marklin d’une voix chaude et respectueuse. Vous voulez vous laver les mains dans le puits pour les nettoyer de leur sang ? L’eau de Chalice Well est elle-même souillée de sang.
Stuart émit un petit rire amer.
— Mais c’est le sang du Christ, rectifia-t-il.
— C’est le sang de la conviction, dit Marklin. Nous irons au puits juste après le dîner, avant qu’il ne fasse nuit. Je vous le promets.
Ils rentrèrent en voilure.